Tout est parti d’un déclic, il y a presque trois ans. En promenade nocturne dans mon quartier, espérant le retour d'une envie photographique, je passais sous l'enseigne de La Rustine, l'atelier associatif d'auto-réparation de vélos. Je me suis soudain vu avec mon vieil appareil moyen format en train de photographier l'atelier, ses lumières, les pièces, les outils, les mains pleines de cambouis... La synergie semblait évidente : d'un côté des vélos d'occasion, des outils usagés, de l'autre un appareil des années 60, des photos en noir et blanc développées artisanalement au caffenol*. L'odeur de la graisse et celle du café. Les rouages se mettaient en place dans ma tête. En panne d'inspiration, l'atelier pouvait me remettre en selle. Quelques temps plus tard, j'entrais au conseil d'administration de l'association, incertain de ma légitimité photographique, en infiltration, comme pour justifier ma démarche. Au gré des réunions et des sessions bénévolat-photographie, j'y ai découvert plus qu'un simple atelier : un microcosme, une petite société réunie autour des mêmes valeurs et du vélo.
De cambouis & de lumière est autant un reportage qu'un carnet d'ambiances visuelles. Hésitant entre des influences résolument humanistes et la photographie d’art, les images oscillent entre les deux, nostalgiques du XXe siècle. Les bordures noires de la pellicules sont le témoignage de l’artifice physique de la photographie. Les cadres argentiques des images se découpent, en écho aux cadres métalliques des vélos, carrés contre losanges. Par ces fenêtres défilent les sensations monochromes, organiques et mécaniques. Traversées d'imperfections revendiquées comme trace de l’outil : grain, flou, sous-exposition, halos, cadrages bruts ; elles répondent aux imperfections du réel, aux mécaniques usées, au vécu des engrenages et des outils, aux points de rouilles sur les cadres. Portraits spontanés, pièces entassées, ambiances de travail, sous l'unité de la forme le patchwork est aussi foisonnant et vivant que La Rustine. Absurdité et poésie des accumulations, symptômes de l'éphémère et de la perte de valeur des choses manufacturées que nous considérons périmées, dépassées, et que l'association s'emploie à réutiliser. Au delà de l'esthétique, ces photographies sont un hommage à l'esprit de l'atelier : l'entraide et la débrouille, le recyclage et la récup, l’écologie et l’économie circulaire. Un regard personnel entre sensibilité et distance, l'humain et la mécanique, la force des contrastes et la caresse des lumières sur l'acier et les êtres.
Ce travail est issu d'une année passée à La Rustine et constitue une sélection d'images axée sur les lumières et la vie de l'atelier. Les photos ont été prises sur pellicule noir et blanc moyen format, avec un Yashica 12 de format carré, développées au caffenol puis numérisées. Les tirages ont été imprimés à Dijon par PhotoExpress, et sont accrochés à l'aide de pièces d'occasion de vélos empruntées à La Rustine et de fonds de meubles de récupération.
*Le caffenol est un révélateur inventé dans les années 90 par un professeur de chimie photographique qui voulait montrer à ses élèves les propriétés révélatrices de composés ordinaires, en l’occurrence le café. Depuis lors, une petite communauté perfectionne et se partage les recettes et conseils pour développer ses photos en préparant soi-même son révélateur artisanal et non toxique.