Zoom sur... Denis DETOURNAY (septembre 2017)

Le temps passe, plus ou moins vite, mais rien ne l’arrête. Pas plus que les silhouettes qui s’immiscent parfois, mais toujours de manière fugitive, dans les photos de Denis Detournay. Attentif, patient, il sait attendre son heure. Et lorsque vient l’instant, il fige le mouvement tout en lui rendant grâce...

 

Pouvez-vous présenter votre parcours en quelques mots ? J’ai d’abord entrepris une carrière dans le spectacle vivant; danseur puis chorégraphe, j’ai dirigé une compagnie de danse contemporaine pendant de longues années. Plus de trente années dans le milieu du spectacle m’ont permis de voyager et côtoyer des artistes de toutes les disciplines. La scène et la mise en scène ont aiguisé mon regard et formé mon rapport au public. Je dirais même qu’elles ont «formaté» ma vision de la vie. Enfin, j’ai fait une formation à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photo d’Arles où je me suis complètement immergé dans le grand bain de la photo. En plus des formateurs de l’école, j’ai eu la chance de vivre plusieurs mois à Arles, un des temples de la photo.

Quand et pourquoi avez-vous commencé à photographier ? Avec quel appareil ? J’ai commencé il y a longtemps avec un réflex à film argentique mais la danse qui me prenait beaucoup de temps et les voleurs qui m’ont subtilisé mon appareil ont signé la fin de cette première velléité. Je suis revenu à la photo vers les années 2005 avec le numérique de plus en plus performant (caméra et appareil photo). J’ai donc fait le choix d’ enregistrer les répétitions de danse et travailler via la video avec mes danseurs; c’est à cette époque que je me suis remis également à la photo pour la communication de la compagnie. Mon premier bridge avec ses 6 M Pixels fait figure aujourd’hui d’appareil préhistorique.

Qu'est-ce que vous apporte l'acte photographique ? C’est un rapport au monde très excitant car il éveille à tout moment ma curiosité. Or l’ instinct de curiosité est la porte ouverte à l’acte créateur. Avoir sur soi son appareil, c’est prendre du recul, d’une certaine façon se décaler de la réalité, et paradoxalement être aussi complètement innervé dans le cours du temps. Je suis là comme le guetteur qui attend son heure, ou plutôt qui laisse le monde l’absorber. Etre à la fois en phase avec le présent et positionné «en regard» est spécifique à la photographie. Je ferais un parallèle avec la performance sur scène où l’on est à la fois acteur du temps du spectacle et hors temps de la réalité: une déconnexion, un hors champ, similaires.

Le mouvement est très présent dans votre photographie. Pouvez-vous expliquer cette volonté ? Comme je le disais mon métier de danseur a complètement moulé mon regard et influé mon attirance pour le mouvement. Alors, me direz-vous, pourquoi ne pas avoir choisi le cinéma ou la vidéo? Le cinéma ne satisfait pas mon attirance pour la composition; l’image filmée est toujours tributaire de paramètres inhérents au déroulement de la narration. Or ce qui motive ma démarche, c’est l’image stricto sensu et les contraintes de l’image, en faisant abstraction de la narration et de l’anecdote. En revanche j’introduis dans mon travail la notion de bougé ou de flou car je me situe loin de l’hyperréalisme et ses avatars comme l’hyper netteté. Je me méfie beaucoup du «net plus que net» qui est une fausse piste de prouesses technologiques.

A vrai dire ma recherche ne porte pas sur le mouvement à proprement parler mais sur la composition d’images à plusieurs vitesses ou plusieurs temps. Je la définis comme une archéologie du temps diffracté en chacun de nous; avec une mise en lumière, au propre comme au figuré, de temps relatifs et leurs interconnexions. Il ne faut pas oublier que la lumière (sa vitesse de propagation dans l’univers) est en quelque sorte une référence de notre échelle du temps.

Quant aux êtres vivants, aux relations humaines, à la mer, aux fleuves, au vent, aux étoiles, aux moyens de locomotion, à toutes ces choses qui participent de la vie, elles ont des respirations différentes et des rythmes propres simultanés. Elles sont la manifestation de phénomènes éphémères et j’essaie d’évoquer ce mouvement permanent du temps.

Avant de porter l'appareil photo à votre œil, avez-vous déjà imaginé le cadrage de la photo ? En tant que chorégraphe on est amené à dessiner dans l’espace des lignes et des volumes dans un cadre de scène et je retrouve complètement dans la photo cette approche spatiale de l’image. Le cadrage c’est une sorte de super structure qui va tout induire. Etant donné la nature de mon travail sur le temps qui implique une série de prises de vue avec le même cadrage, je l’imagine dans ma tête. Puis je m’installe et me laisse absorber par le temps qui passe. Penti Sammalahti a dit très justement qu’on ne prend pas une photo mais qu’on la reçoit. Cartier-Bresson disait déjà la même chose en parlant de hasard objectif... mais ce hasard il faut bien le provoquer ou le convoquer!

Pour vous, l'appareil photo est un outil ou un instrument ? Avant tout, c’est un outil au service de ma démarche. Mais je reconnais que je ne suis pas un très bon ouvrier!! On dit bien qu’il n’y a pas de mauvais outil mais de mauvais ouvrier, et j’ai un peu de mal avec la technologie et l'informatique!! De fait il m’arrive de manquer des prises de vue, mais ça prouve aussi que je suis toujours dans l’expérimentation.... Cela dit, j’aime beaucoup la notion d’instrument en tant qu’instrument de musique. L’instrument permet de s’accorder avec le sujet, d’entrer en harmonie. Il devient en réalité le médium qui va donner vie à une sensibilité... En cela un appareil photo, le mot appareil prouve sa complexité, a quelque chose de magique et je suis émerveillé par cette magie.

Quel matériel utilisez-vous ? Pour l’instant je travaille avec un Reflex Canon. J’avoue ne pas être fétichiste de l’appareillage à outrance. Pour moi la matériel doit être avant tout fonctionnel et facilement transportable. Je suis bluffé par des amis qui, avec un bon compact, en mode auto et un zoom de base, réalisent de superbes photos. Comme quoi il n’est besoin d’avoir la Rolls des réflex. Cependant un Blad, un Rollei ou une chambre Arca ça me laisse rêveur !

Quels sont vos 2 objectifs préférés ? J’ai un faible pour un 50mm qui me permet d’être opérationnel dans la plupart des cas; grâce à lui je me trouve le plus en phase avec l’environnement; il me permet d’être à la bonne portée du paysage , de la scène, de tout ce qui m’entoure. C’est comme si j’avais un troisième œil. Je l’ai toujours avec moi. C’est discret et plus léger surtout quand je voyage. Le deuxième c’est un grand angle 16/35mm.

Focales fixes ou zoom ? Pourquoi ce choix ? Le gros dilemme ! Quelle optique choisir selon les situations ? Par exemple, lors d’un voyage en Ethiopie j’ai beaucoup utilisé mon grand angle. Au milieu des processions des fêtes de l’Epiphanie, j’étais au cœur des manifestants en délire qui me cernaient de partout. Avec le 16/35mm, je pouvais prendre les protagonistes sans faire le focus sur eux. Je l’ai utilisé également pour faire des photos dans les églises enterrées de Lalibela où je n’avais aucun recul. Pour ce qui concerne mon travail en général, je n’utilise que le 50mm avec ou sans pied. La focale fixe permet de me concentrer uniquement sur la composition.

Comment choisissez-vous vos images lors de l'éditing sur l'ordinateur ? La post production est une part importante du travail. Je me trouve confronté au choix. Je garde avant tout les images dont la structure (et c’est là que je privilégie la composition rythmique) va me parler ou répondre à mon idée. Il faut aussi que l’image m’étonne et surtout m’émeuve. Elle doit répondre à mes exigences formelles mais elle doit également réveiller un autre monde que je n’avais pas perçu à la prise de vue. Autrement dit, l’image devient indépendante de son contexte et révèle à une autre dimension. Autant dire qu’on est éloigné d’une représentation de la réalité...

Quel regard portez-vous sur la photographie en général ? Je m'intéresse énormément à tout ce qui se fait dans le domaine de la photo contemporaine. Revues, expositions, j’essaie de suivre ce qui se passe dans le monde. J’aime beaucoup le travail de certains artistes chinois (Liu Bolin, Li Wei) de coréens (Bae Bien-U, Kim Kyung Soo) et d’africains comme l’éthiopienne Aida Muluneh. Il y a un nombre important de photographes intéressants de par le monde et dans les pays émergents. Je place Liu Bolin vraiment au-dessus car sa démarche sur l’illusion de la réalité, ses recherches esthétiques, et sa maîtrise de la mise en scène sont vraiment très abouties. Il est à la fois dans la performance éphémère et l’acte photographique.

Quel grand maître de la photographie admirez-vous le plus ? Voilà une question bien embarrassante: le singulier oblige à n’en choisir qu’un seul! Je choisirais dans la période de l’entre deux guerres quand la photo a été reconnue comme un art à part entière. Du courant de ces années là, avec Brassaï, Man Ray, etc., je retiens particulièrement André Kertész. C’est lui en 1919, qui est choisi comme photographe dans l’Art Vivant, pour représenter l’art de la Photo. Il a développé un travail très imaginatif et poétique; il a osé beaucoup de choses dont ses anamorphoses «Distorsions». Et si je pouvais emporter une image avec moi sur une île, ce serait celle de son nageur sous l’eau. C’est l’image d’un corps de nageur diffracté par l’eau. On dirait un poisson; le temps semble couler en silence avec un effet de moirage qui donne de la matière et du mystère... 

Quel genre photographique vous attire-il ? Quand j’étais petit je rêvais d’être globe-trotter; c’est finalement la danse qui a prévalu! Mais j’ai toujours gardé un faible pour l’aventure et la découverte du monde. La photo me permet d’explorer beaucoup de sujets, dont en priorité le paysage, l’activité humaine et le portrait. Dans ses trois domaines je retrouve mon goût pour le voyage et les rencontres. Et dans ces trois domaines j’ai, comme des leitmotiv, des corpus qui me relient à mes racines, ou tout simplement à mon moi profond: les portraits de vieux, les arbres, les forêts, les marchés, les sites archéologiques font partie de mon jardin secret.

Avez-vous d’autres sources d’inspiration que l’art photographique ? Oui bien sûr! Je me passionne pour la peinture, la littérature, le cinéma. Les écrivains qui explorent la mémoire donc le temps passé et ses ramifications avec le présent. Proust bien sûr, mais aussi Modiano qui usent de subtilités inépuisables pour tirer les ficelles du temps et de la mémoire. Chez les peintres je suis fasciné par Fabienne Verdier qui est dans le mouvement et l’intemporel. Elle maîtrise une technique qui lui permet de faire corps avec ses toiles. Elle est dans la lignée de grands maîtres comme Hartung, Pollock et Soulages.

Avez-vous un accessoire qui vous est particulièrement utile dans votre approche photo ? Mon filtre noir.... Il me permet de capter le murmure du vent...!

Avez-vous un site internet, une page Facebook, ou autre ? J’avais un site pour un projet spécifique: Blue Knot, la Bobine Bleue. J’avais réuni sur ce site une galerie de portraits de personnes de tous âges et de tous pays. Dans des situations différentes, le protocole est identique pour chacun des protagonistes: dénouer le fil d’une bobine, toujours la même, que je transmets de main en main.... Déjà à l’époque, une approche décalée du passage du temps ! Pour l’instant j’ai mis en veille ce projet et j’ai donc momentanément abandonné ce site.